Haier
| Cette page est en cours de rédaction. Les informations peuvent être partielles ou erronées. |
| Haier | |
| Création | 1984 |
| Fondateur•ices | Zhang Ruimin |
| Forme juridique | Société cotée (Haier Smart Home Co., Ltd.) |
| Siège social | Qingdao, Chine |
| Activité | Fabrication et vente d’électroménagers, produits domestiques intelligents |
| Produits | Réfrigérateurs, machines à laver, chauffe-eau, climatiseurs, appareils de cuisine, produits intelligents |
| Effectif | 122,733 employés au 31 décembre 2024 |
| Site web | https://smart-home.haier.com/en/ |
| Fonds propres | Environ 24,91 milliards USD (total des capitaux propres et passifs, dette à 20% du capital) |
| Dette | Total dette 27,93 milliards USD (14,15 Mds long terme, 13,78 Mds court terme) au 2024 |
| Chiffre d'affaire | environ 41,5 milliards USD (2024) |
| Résultat net | 2,71 milliards USD en 2024 |
Introduction
Réformer l’entreprise : faut-il détruire ou simplement réparer ? Cette question illustre le parcours hors norme d’Haier.
L’histoire commence en 1984, alors que Zhang Ruimin hérite d’une usine publique moribonde : le terrain est miné, la production anémique d’à peine 80 réfrigérateurs par mois, la plupart défectueux, et les employés démotivés.
Mais sous sa houlette, un processus de transformation radical s’amorce, propulsant Haier au rang de pionnier mondial de l’organisation post-bureaucratique. Quelques données, en bref :
- Fondation : 1984 par Zhang Ruimin
- Effectif : 122,733 employés (31 décembre 2024)
- Chiffre d'affaires : environ 41,5 milliards USD (2024)
- Structure : Micro-entreprises autonomes et plateformes, sans hiérarchie pyramidale
- Organisation : Réseaux d’équipes auto-organisées, en projet ou segment
- Recrutement : Les candidats intègrent un vivier de talents en vue de créer leur micro-entreprise ou rejoindre des équipes via des appels à projets
- Financement : Profits internes, marchés, investissement plateforme et cotation en bourse.
- Innovation : Le modèle organisationnel Rendanheyi
- Évaluation : Sur performance réelle, valeur livrée et contribution mesurée.
- Philosophie : Entrepreneuriat, client-centré, autonomie et création de valeur partagée
Zhang Ruimin a transformé une usine moribonde en un laboratoire organisationnel
Né en 1949 à Qingdao, Zhang Ruimin grandit dans la Chine des réformes, à l’heure où le pays oscille entre l’organisation économique et industrielle héritée de la période du socialisme étatique et l’ouverture au capitalisme. D’abord assistant au gouvernement municipal puis manager d’usine, Zhang est nommé en 1984 à la tête de la Qingdao Refrigerator Factory, entreprise cumulant dettes et dysfonctionnements. Son arrivée n’a rien du coup d’éclat d’un “self made man” occidental : il est choisi pour assumer une mission de sauvetage. Rapidement, il impose des règles de base (hygiène, rigueur), sanctionne les abus et fait preuve d’un style de leadership inédit.
L’acte fondateur, resté célèbre, survient lorsqu’il ordonne à ses salariés de détruire 76 réfrigérateurs défectueux à coups de masse devant l’ensemble de l’usine. À l’époque, un frigo vaut deux ans de salaire moyen : le message est brutal, mais efficace. Zhang veut une rupture avec la médiocrité : « aucun compromis sur la qualité ». Il rompt avec la logique du quota, refuse de distinguer les productions selon qu’elles soient destinées au marché national ou à l’export, et s’inspire aussi bien des avancées occidentales en matière de management que du taylorisme, méthode d’organisation scientifique du travail développée au début du XXe siècle par Frederick Winslow Taylor, ingénieur américain. Le taylorisme repose sur trois principes majeurs :
- Découpage du travail en tâches élémentaires très précises et répétitives, attribuées à chaque ouvrier
- Analyse minutieuse du “meilleur geste” à accomplir pour chaque opération, dans le but d’optimiser l’efficacité et d’augmenter la productivité
- Hiérarchie stricte séparant conception, ou encadrement, et exécution : les ouvriers exécutent, les ingénieurs et chefs d’atelier organisent et contrôlent
Dans les années 1990 et surtout 2000, Zhang réalise que ce modèle atteint ses limites face à la complexité, à la mondialisation et à la diversité des attentes des clients.
Il opère alors un tournant : plutôt que de s’appuyer sur la planification, la hiérarchie et l’uniformité, il libère l’initiative à tous les niveaux, créant ainsi une organisation de “milliers de mini-entrepreneurs” où chaque salarié gère son activité, ses résultats, sa place dans des micro-entreprises et des communautés évolutives.
Dans cette transformation, Zhang s’inspire de plusieurs sources :
- La philosophie taoïste, qui valorise l’adaptation permanente, la non-intervention (“wu wei”) et le respect du flux naturel des organisations. Cela s’oppose à la tradition confucéenne dominante en Chine, fondée sur la hiérarchie stricte, la stabilité et l’harmonie sociale obtenue par la structure. Le “laisser-faire” du taoïsme, assorti de la croyance que la créativité naît du relâchement du contrôle et de la fluidité des interactions, irrigue la vision de Zhang de l'organisation : la direction se retire, les individus et les équipes auto-organisées prennent le relais, l’organisation devient un écosystème vivant, dynamique, en transformation constante.
- Zhang Ruimin est décrit comme un grand lecteur passionné par la littérature managériale, puisant autant dans les ouvrages occidentaux de Peter Drucker, Michael Porter, que dans les textes classiques chinois. Sa quête d’inspiration est double : comprendre les meilleures pratiques mondiales (benchmarking, lean management, empowerment, plateformes) et proposer une voie chinoise spécifique, adaptée à la culture locale mais ouverte à la diversité.
Ainsi, Zhang a mené Haier de la rigueur taylorienne à une organisation ouverte, fondée sur l’entrepreneuriat individuel, en intégrant des influences taoïstes favorisant l’autonomie et la réactivité, tout en conservant un regard critique sur le confucianisme classique. Sa trajectoire illustre la capacité à transformer en profondeur une organisation en combinant discipline, ouverture, réflexivité et inspirations philosophiques multiples, pour inventer un management durablement adapté à l’incertitude et à l’innovation.
Ce choix de transformation, renforcé au fil des crises et des succès, va peu à peu redéfinir les codes de l’industrie manufacturière chinoise et nourrir l’ambition de transformer radicalement la gouvernance du groupe.
Quarante ans de métamorphoses
Six ruptures successives pour déconstruire la pyramide
Entre 1984 et les années 2000, Haier aura connu six grandes transformations organisationnelles successives pour aboutir à son modèle actuel créé par Zhang Ruimin, le “Rendanheyi”, terme signifiant littéralement “l’intégration de l’individu et de la valeur pour l’utilisateur” :
- Survie et rénovation industrielle (années 1980) : Sous la direction de Zhang Ruimin, Haier sort de la crise par une restauration de la qualité, l’introduction de standards industriels stricts et la modernisation de l’usine. C'est la période du taylorisme et du contrôle qualité.
- Diversification et internationalisation (années 1990-2000) : Haier se diversifie sur le marché des appareils électroménagers, lance des marques à l’étranger, et adopte des procédés de gestion inspirés de l’Ouest. L’entreprise structure ses divisions par produit et marché.
- Déconstruction de la hiérarchie (année 2005) : La pyramide managériale est progressivement déconstruite au profit d’équipes autonomes, le modèle des “ZZJYTs”, abrégé chinois de Zi Zhu Jing Ying Ti signifiant littéralement “équipes autonomes et responsables”, instauré pour responsabiliser chaque collectif.
- Micro-entreprises et marché interne (Rendanheyi 2.0, après 2012) : Les ZZJYTs deviennent plus de 4000 micro-entreprises autonomes, chacune responsable de sa stratégie, de ses profits, et libre de collaborer par des contrats internes avec les plateformes de service, dans une logique de marché interne.
- Création de plateformes et d’écosystèmes (2015-2018) : Haier se structure autour de grandes plateformes sectorielles (électroménager, incubation, finance, immobilier...) et généralise les Ecosystem Micro Communities (EMC), favorisant des alliances internes et externes centrées sur les besoins client.
- Stratégie de marque-écosystème et Rendanheyi 3.0 (depuis 2019) : L’entreprise adopte un fonctionnement en “marque-plateforme” : chaque micro-entreprise peut fonder un écosystème, attirer des partenaires et créer de nouveaux modèles d’innovation. La digitalisation permet de piloter l’organisation par la performance réelle.
Chaque étape correspond à une rupture forte, permettant à Haier d’évoluer d’une usine publique bureaucratique vers un groupe mondial pionnier de l’organisation agile, entrepreneuriale et numérique.
Rendanheyi 3.0 : 4000 start-ups cohabitent sous le même toit
Devenu ainsi un réseau de micro-entreprises, Haier compte plus de quatre mille unités, chacune indépendante pour la stratégie, la gestion et la rémunération. Le modèle “Rendanheyi” permet de connecter directement la réussite personnelle des employés à la valeur livrée au client final, en supprimant les intermédiaires, la bureaucratie et les hiérarchies traditionnelles.
Des plateformes internes jouent le rôle d’incubateurs pour aider au lancement de nouveaux projets ou encore le rôle de prestataires spécialisés en proposant des services transversaux à toute l’entreprise comme par exemple la recherche et le développement (R&D), la gestion financière ou les ressources humaines (RH). Ces plateformes ne sont pas de simples services centralisés imposés aux autres. Elles fonctionnent comme des unités autonomes qui “vendent” leurs services aux micro-entreprises de Haier, agiles et dédiées à un client ou un marché précis. Pour accéder à ces services, chaque micro-entreprise contractualise avec la plateforme, comme elle le ferait avec un prestataire externe. Mais cette démarche se fait via des “smart contracts” digitaux : il s’agit de contrats automatisés et tracés, utilisant des outils numériques internes, qui fixent précisément les engagements (livrables, délais, coût...), suivent la réalisation et automatisent paiement et évaluation. Cette logique de marché interne vise à rendre l’organisation plus flexible, efficace et transparente.
La vision de Zhang Ruimin s’est déployée progressivement à tout le groupe puis au niveau international à partir des années 2010, parfois avec moins de radicalité. Ont été ainsi créées des équipes agiles, autonomes et responsables qui lancent des produits innovants souvent bien au-delà des appareils électroménagers traditionnels. Voici quelques exemples :
- Smart Cooking Ecosystem (EMC “Canard Laqué”) : Zhang Yu, ex-commercial, a imaginé, structuré et lancé le “Smart Cooking Ecosystem” en 2019. Son Ecosystem Micro-Community (EMC), une communauté micro-écosystémique, a réunit des cuisiniers, des ingénieurs four, des fournisseurs et des experts en logistique ; elle a conçu une offre de plats emblématiques comme le canard laqué, préparés à la maison grâce à un four intelligent connecté, des recettes numériques et des ingrédients semi-finis livrés à domicile. Plus de 20 000 dîners de canard laqué ont été vendus en quelques mois et la solution a généré plus de 4 millions de yuans de chiffre d’affaires en 2020.
- U-Vaccine Ecosystem : Une autre EMC, centrée sur la chaîne du froid et la traçabilité des vaccins, a inventé la solution “U-Vaccine”. Cette unité a conçu un nouveau type de réfrigérateur médical à compartiments indépendants, chaque tiroir ayant sa propre porte et son propre capteur. Ainsi, chaque fois qu’on prélève un vaccin, l’impact thermique sur les autres doses est limité. Les appareils sont connectés à un système digital qui suit en temps réel la température, l’historique d’ouverture, d’éventuelles erreurs et la localisation des lots de vaccins, garantissant la sécurité et la confiance dans la vaccination (notamment lors de la crise Covid). Cette EMC a fédéré ingénieurs, logisticiens, pédiatriciens, infirmiers, décorateurs et agences de santé.
- Haier Germany – Micro-entreprises : En Allemagne, l’ancienne filiale hiérarchisée a été transformée en plusieurs micro-entreprises autonomes à partir de 2019 : chacune pilote un segment clé, définit son recrutement, son plan stratégique, ses objectifs marchés et la clé de partage des profits. Par exemple, avant même la mise en place du confinement en Allemagne lors de la pandémie de la Covid-19, la micro-entreprise “Washing Machines” liée au segment des machines à laver a assuré la continuité en anticipant la bascule vers les ventes en ligne, sécurisant la supply-chain et doublant sa part de marché.
- Plateforme logistique intelligente RRS : Le département logistique de Haier en Chine s’est vu transformé en en micro-entreprise autour de 2015-2016 puis en plateforme indépendante et digitale à partir de 2018 sur tout le territoire chinois. Le nom officiel de cette plateforme intelligente est “RSS” pour “Really Simple Syndication”. ELle emploie plus de 2 000 personnes qui assurent, sur le modèle Uber, la livraison et l’installation rapide et intelligente d’appareils à travers la Chine, avec un système d’évaluation client et de contractualisation digitale.
Ces exemples illustrent comment la vision Rendanheyi transcende l’électroménager pour bâtir des écosystèmes de valeur : chaque réussite est portée par une micro-entreprise dont l’équipe est responsable, motivée par le partage des profits, la mobilité, l’écoute client et le droit à l’erreur.
L’originalité du modèle : aucune solution ou produit n’est conçu de façon isolée ; toujours avec des partenaires, internes ou externes, dans une dynamique d’expérimentation et de co-innovation stoppée si la valeur client n’est pas démontrée. C’est la logique “fail fast, learn fast” («échouer vite, apprendre vite»), principe d’innovation qui encourage à tester rapidement une idée, un produit ou un processus, et à accepter l’échec précoce afin d’en tirer très rapidement les enseignements nécessaires.
Animer sans commander, la fin du chef traditionnel
Dans le modèle organisationnel de Haier, il n’existe plus de chefs d’équipes, de directeurs de département ni de structure hiérarchique classique comme dans la plupart des grandes entreprises industrielles.
Chaque micro-entreprise a un leader, mais ce rôle n’est ni permanent ni hiérarchique : il s’agit d’un animateur ou facilitateur, élu par les membres de l’équipe et révocable à tout moment si les objectifs ne sont pas atteints. Une majorité qualifiée, par exemple deux tiers des membres, peut décider de remplacer un leader par un autre, selon la performance ou la pertinence de la stratégie collective.
Les fonctions support réinventées en prestataires internes
Les plateformes sectorielles et de services comme par exemple la logistique, le RH, ou l’innovation, ne sont pas dirigées par des directeurs omnipotents mais par des “platform leaders”, dont le pouvoir repose sur l’inspiration, l’investissement et la capacité à fédérer des partenaires autour d’une vision ou d’une opportunité de marché. Le pouvoir de décision est partagé, temporaire, et dépend de la validation par les autres acteurs du réseau.
Il n’y a pas de département centralisé de RH, de logistique ou de finance : chaque ME peut choisir ses prestataires internes (d’autres micro-entreprises ou plateformes) ou externes, via des contrats numériques, en toute autonomie.
Ainsi, toutes les fonctions traditionnellement centralisées sont dissoutes. Aucun chef ne fixe les tâches ou ne contrôle la réalisation en mode “command and control”. La rotation des leaders, la transparence des résultats, la responsabilité partagée et la possibilité de dissoudre et de créer de nouveaux collectifs constituent le cœur du modèle, éliminant toute forme de hiérarchie durable ou d’autorité basée sur le statut ancien.
Devenir entrepreneur en restant salarié
Le Talent Pool, sas d'entrée dans l'écosystème
Dans le nouvel archipel organisationnel de Haier, le destin professionnel se joue d’abord dans le “Talent Pool” c’est à dire le réservoir interne de compétences et de profils, composé des nouveaux employés ou des collaborateurs en attente de rejoindre une micro-entreprise. Ces derniers constituent donc un vivier de personnes dont les talents et les aspirations vont être identifiés, valorisés et alloués à des projets ou des micro-entreprises selon les besoins et opportunités du groupe.
Le recrutement ne concerne donc pas un poste classique, mais une intégration dans ce vivier d’entrepreneurs. Les candidats postulent ou sont approchés sur la base de leur potentiel entrepreneurial, de leur motivation à innover et à s’auto-organiser plutôt que sur la stricte adéquation à une fiche de poste. Les entretiens portent sur leur capacité à identifier des opportunités, travailler en équipe, convaincre et apprendre vite. Les micro-entreprises elles-mêmes sont libres de recruter : elles approchent des talents ou publient leurs besoins internes sur la plateforme digitale interne à Haier.
L’onboarding privilégie la découverte active, la cooptation, la transparence sur la performance de chacun, et l’entraide : des pairs aident les nouveaux à mieux comprendre la culture du groupe et à saisir rapidement les codes de l’organisation.
Les membres du Talent Pool, n’étant pas encore affectés à un poste précis peuvent être sollicités, former de nouvelles équipes ou proposer eux-mêmes des initiatives. Chaque collaborateur doit, à la fois, trouver sa place et prouver sa capacité à créer ou rejoindre une micro-entreprise. Pendant cette période, les membres bénéficient d’un accompagnement, participent à des ateliers, des sessions de formation ciblées sur l’organisation, le digital, la démarche client, l’innovation et sont encouragés à contacter les leaders de micro-entreprises ou à proposer des projets. Le concept vise à fluidifier la gestion des ressources humaines et à encourager l’autonomie, la mobilité interne et l’innovation.
Les collaborateurs qui sont dans le “Talent Pool” sont rémunérés tant qu’ils n’ont pas intégré une micro-entreprise ou trouvé un projet. Ils perçoivent une rémunération fixe, généralement un salaire de base garanti par l’entreprise, grâce aux revenus globaux générés par l’ensemble du groupe, c’est-à-dire le chiffre d’affaires provenant des activités des micro-entreprises, des plateformes et des marques détenues. Cependant, cette part du modèle doit rester marginale et temporaire : la philosophie Haier vise à inciter chaque salarié à rejoindre ou créer rapidement, généralement dans un delai de 3 mois, une micro-entreprise pour accéder à une rémunération complémentaire et participer efficacement à la création de valeur.
Si, après trois mois dans le Talent Pool, un collaborateur ne parvient pas à trouver une place dans une micro-entreprise ou n’est pas recruté dans une alliance temporaire rassemblant plusieurs micro-entreprises internes, il est alors licencié. La décision est alors automatique, sans avis hiérarchique, fondée sur la transparence du process, la performance observable et l’employabilité réelle. Ce mécanisme vise à éviter le “statut acquis” : chacun doit démontrer en continu sa capacité à créer de la valeur ou à se rendre utile à un collectif. Toutefois, le Talent Pool reste conçu comme un filet de sécurité, jamais comme un placard ou une sanction, afin de garantir la fluidité et la dynamisation de l’organisation.
Quand le client paie directement votre salaire
Une fois intégrés dans une micro-entreprise, les collaborateurs perçoivent, en plus de leur rémunération fixe, une part variable appelée “customer-paid-salary”. Ce principe repose sur la performance collective : chaque micro-entreprise, après négociation avec ses clients et définition de ses objectifs, voit la part variable calculée en fonction de la satisfaction client et des profits effectivement générés, et non juste sur la présence ou l’ancienneté. Ce système renforce l’articulation entre motivation individuelle et réussite collective, rendant le lien entre travail et récompense plus direct et transparent.
Haier ne possède pas de “maison mère” à proprement parler : la coordination n’est plus assurée par un siège central mais par des plateformes mutualisées et des contrats internes, au sein d’un écosystème entrepreneurial. Chaque micro-entreprise est ainsi financièrement autonome, gère son propre compte de résultat et finance les services mutualisés (plateformes, fonctions support, espaces partagés…) via des frais ou des parts de profits, selon sa consommation réelle et suivant des contrats adaptés à son activité. Aucun taux ou montant n’est imposé centralement ; tout se joue par négociation interne et selon l’usage des ressources, dans une logique d’interdépendance contractuelle et non de taxation centralisée.
La redistribution des bénéfices se fait principalement au profit des membres et partenaires ayant contribué à la création de valeur, avec une attribution transparente, contractualisée et régulièrement réévaluée, notamment lors de projets collectifs ou au sein des écosystèmes EMC. Une portion limitée des revenus sert à garantir temporairement un salaire de base aux personnes présentes dans le Talent Pool, ce dispositif étant soigneusement plafonné (en général trois mois), pour encourager un retour rapide à une micro-entreprise, où la rémunération reste avant tout liée à la valeur générée pour les clients.
La viabilité d’une micro-entreprise dépend de sa rentabilité et de sa faculté à attirer suffisamment de clients internes ou externes. Si elle perd sa capacité à créer de la valeur ou à conclure des contrats, elle disparaît naturellement. Ses membres réintègrent alors automatiquement le Talent Pool et disposent de trois mois pour rejoindre ou créer une nouvelle micro-entreprise, faute de quoi un licenciement intervient.
Apprendre en marchant, la formation par l'action
Chez Haier, la formation se fait en grande partie “on the job” c’est à dire en apprenant directement par l’exercice de ses fonctions, en pratiquant les tâches réelles attachées à son métier ou à sa mission, plutôt qu’en suivant uniquement des cours théoriques ou en salle. Chaque micro-entreprise ou plateforme propose des modules très courts (compétences numériques, techniques, innovation managériale, scénarios client) et peut organiser des camps de compétences ou des ateliers selon ses besoins spécifiques. Les nouveaux peuvent aussi suivre des MOOC internes (“Massive Open Online Course”, c’est-à-dire un “cours en ligne ouvert et massif), des ateliers d’innovation, des sessions “pitch” pour présenter leurs idées et recevoir un retour des leaders internes ou du réseau. La logique est d’encourager l’initiative individuelle, mais aussi le partage d’expérience et le feedback régulier entre pairs et leaders.
L’organisation des ressources humaines repose sur trois principes fondamentaux : mobilité, flexibilité et responsabilisation. L’objectif est que les salariés ne soient pas cantonnés à un rôle fixe ou à une hiérarchie figée, mais puissent évoluer, proposer, choisir et assumer la réussite ou l’échec de leurs initiatives, dans un environnement agile où chacun doit s’impliquer pour que l’organisation reste performante et innovante. Les employés doivent être capable de changer facilement de poste ou de projet, d’adapter leur parcours selon les opportunités et besoins, et de prendre eux-mêmes des décisions, à s’engager et à être tenus responsables de leurs résultats. Si la promesse est forte, à savoir que “chacun peut devenir leader d’un projet et bénéficier des profits correspondants”, l’exigence l’est tout autant : les plus fragiles ou les moins adaptables peuvent se retrouver hors course. D’où une tension permanente, soulignée par certains témoignages internes, entre autonomie, sécurité et nécessité d’alignement culturel. Un ancien employé déclare :
“Pour avancer, il faut oser s’exposer, trouver sa place, et le collectif vous y aide... mais la pression est constante, ce n’est pas pour tous les profils.".
Le Workbench et les contrats intelligents, colonne vertébrale numérique du modèle
La digitalisation des processus est la clef de voûte du modèle. La plateforme digitale Workbench a été créée et développée en interne par l’équipe informatique de Haier, composée d’environ 400 personnes dont une cinquantaine dédiées spécifiquement à son développement et à son amélioration. Cet outil a pour objectif de digitaliser les mécanismes de marché interne, de performance, de contractualisation et de pilotage des micro-entreprises selon les principes du modèle Rendanheyi. Il remplace les processus de gestion traditionnels et favorise l’agilité, la transparence et l’autonomie des équipes, avec l’appui de technologies comme la blockchain et les smart contracts. Chaque micro-entreprise utilise Workbench, pour gérer les objectifs, les contrats, avancer des projets et partager des profits.
Chez Haier, il existe des alliances temporaires rassemblant plusieurs micro-entreprises internes et des partenaires externes pour innover, concevoir et livrer ensemble des solutions intégrées à un besoin client complexe. Ce sont les Ecosystem Micro Communities (EMC). Chaque EMC fonctionne autour d’un projet ou d’un “scénario utilisateur” précis, souvent sur la base d’un “bidding” ouvert à tous dans l’organisation. Le “bidding” chez Haier est un système d’appel d’offres interne où les micro-entreprises ou équipes soumettent leurs propositions pour travailler sur un nouveau projet, résoudre un besoin ou répondre à une opportunité. On n’attend plus de validation hiérarchique : chaque idée peut être poussée, évaluée, ou abandonnée, selon un principe d’essai-erreur quasi permanent. Lorsqu’un nouveau défi ou une mission est identifiée, un “bidding” est ouvert sur la plateforme Workbench : chacun peut alors proposer sa solution, son plan, ses ressources ; toutes les propositions sont comparées, et l’équipe la plus adaptée est sélectionnée pour réaliser le projet. Une fois constitué, un EMC est piloté par un leader, souvent celui qui a initié l’idée, et tous les membres, internes comme externes, sont liés par un “contrat EMC” : celui-ci fixe les objectifs, les responsabilités, et surtout la clé de partage des profits selon la contribution de chacun.
Deux types d’EMC coexistent :
- L’Expérience EMC : constitué de micro-entreprises en contact direct avec le client final pour recueillir, tester et affiner l’usage réel des produits et/ou des services.
- La Solution EMC : regroupant les équipes qui conçoivent, produisent ou livrent les composantes techniques nécessaires à la solution globale.
Tous les membres de ces deux types d’EMC ne reçoivent leur part de profit que si la solution globale satisfait réellement le client final et que les indicateurs de performance convenus en amont sont atteints (ventes, satisfaction, délais, usage réel, évaluations…). Ce système assure la cohésion de chaque EMC, la transparence, et la solidarité interne : chacun a intérêt à aider ses partenaires internes pour maximiser la satisfaction client, sinon toute l’EMC peut être pénalisée ou dissoute.
En cas de nouveaux besoins, un appel à candidatures permet à d’autres équipes ou partenaires de rejoindre ou de remplacer un membre de l’EMC, assurant ainsi une dynamique d’innovation continue et une compétition saine. Les EMC sont donc l’infrastructure d’innovation et d’agilité de Haier : elles cassent les silos internes, intègrent partenaires et clients dans le processus de création, et partagent la valeur créée de façon juste et transparente grâce à des contrats numériques évolutifs et pilotés via Workbench.
Quand les tensions émergent, la fluidité comme remède
Les réunions d’équipes sont participatives, courtes (30 minutes), et directement tournées vers la résolution des désaccords et le repérage des blocages concrets. Les points de friction sont abordés ouvertement, chacun devant s’exprimer sur les obstacles rencontrés. Si un désaccord persiste, la mobilité interne est facilitée : chacun peut rejoindre un autre collectif ou projet selon ses envies ou ses compétences, le système permettant de changer rapidement d’équipe sans subir de blocages institutionnels.
Comme évoqué précédemment, la rotation démocratique des leaders et l'absence de hiérarchie pyramidale créent un environnement où les tensions ne s'accumulent pas. De plus, la transparence digitale, via le Workbench et les écrans partagés affichant la performance en temps réel, limite les frustrations non exprimées et permet à chacun de signaler rapidement les blocages. La démocratisation des échanges horizontaux facilite la médiation directe sans filtrage hiérarchique.
Ce système génère une fluidité interne qui évite l'enlisement dans les situations conflictuelles et favorise l'innovation collaborative. Un micro-entrepreneur de Haier Allemagne témoigne :
"On se sent vraiment entrepreneur. Je peux changer de projet ou d'équipe si je pense créer plus de valeur ailleurs. Tout est tracé, transparent et rapide : on ne perd pas de temps avec des reporting inutiles ou des validations à la chaîne".
Les espaces de travail, open spaces ou bureaux, sont gérés par des micro-entreprises : chaque équipe “loue” son espace selon ses besoins, ce qui favorise la responsabilisation et limite l’impersonnalité des locaux. Cette organisation encourage la cohabitation souple entre groupes distincts, tout en évitant l’anonymat et en renforçant l’identification collective.
La démocratisation des échanges horizontaux facilite la médiation directe. Cependant, pour certains profils, cette fluidité peut générer un sentiment d’instabilité ou de précarité, et imposer une forte capacité à rebondir.
Décider ensemble sans paralysie
Chaque micro-entreprise décide démocratiquement avec l’ensemble des membres comment orienter sa stratégie, définit elle-même la répartition des rôles et des tâches, et ajuste sa feuille de route en fonction des résultats observés et du retour des clients, rendant ainsi la prise de décision collective.
Les équipes disposent d’écrans partagés, connectés à la plateforme digitale Workbench, qui leur permettent de visualiser en temps réel les performances (ventes du jour, taux de satisfaction client, progression vers les objectifs, revenus générés, etc.) et de comparer ces données aux objectifs initiaux ou à la moyenne du marché. Cet accès en temps réel permet de mesurer l’impact de chaque choix. Le collectif dispose ainsi des outils pour argumenter, ajuster ou corriger la trajectoire au lieu de subir des décisions opaques.
Les décisions majeures sont démocratiques, comme dans le cas évoqué précédemment du remplacement d’un leader d’équipe décidé par un vote.
Pour prévenir la paralysie décisionnelle et éviter l’enlisement des divergences, Haier s’appuie sur une culture active du feedback et sur le principe “fail fast, learn fast” (”échouer vite, apprendre vite”) : lorsque le consensus tarde à émerger, l’équipe tranche par expérimentations rapides ou recours au vote à la majorité qualifiée. Si des minorités restent insatisfaites, la mobilité facilitée leur permet de rejoindre un autre collectif ou de proposer une alternative entrepreneuriale. Ainsi, les décisions ne sont jamais figées : elles peuvent être ajustées ou corrigées au fil des résultats et des retours, sécurisant la dynamique sans céder à la lenteur ou à la dilution des responsabilités.
Un micro-entrepreneur de chez Haier Allemagne :
J’ai réellement eu le sentiment de devenir entrepreneur, de multiplier les occasions de prendre des risques, d’agir sur la stratégie."
Ainsi, chacun est non seulement co-décideur, mais aussi responsable des conséquences.
Les zones d'ombre d'une organisation radicale
Le modèle Haier séduit par sa capacité à révéler le potentiel caché des salariés et à stimuler la réactivité. Pourtant, derrière cette façade séduisante se cachent des tensions que l'entreprise elle-même peine parfois à résoudre. Lorsque Rendanheyi 1.0 a été lancé en 2005, plus de 20000 employés ont quitté Haier. Ils ne pouvaient ou ne voulaient pas adhérer au nouveau système. Ce chiffre, rarement mis en avant, illustre une réalité dérangeante : tout le monde ne peut pas devenir entrepreneur du jour au lendemain. Certains collaborateurs, formés pendant des décennies dans une culture privilégiant la conformité, se sont retrouvés brutalement sommés de prendre des risques, de décider seuls, d'assumer l'échec. Un responsable RH de Haier résume le défi :
"Désapprendre les vieilles habitudes, c'est la partie la plus difficile. La plupart des gens sont formés à suivre des ordres. Ici, vous devez agir comme un entrepreneur."
Zhang Ruimin revendique une logique de "forêt vierge" qui correspond à une organisation où la compétition interne est généralisée et où la sécurité collective disparaît : chacun doit trouver sa place, survivre, ou disparaître, comme dans une forêt vierge où seules les espèces capables de s’adapter et d’innover subsistent. Ce principe génère une compétition que certains jugent épuisante. Une ancienne leader d'une filiale européenne témoigne :
"On peut se sentir livré à soi-même si l'on n'adhère pas à cette philosophie. Ici, il faut aimer se remettre en cause tous les jours."
Cette remise en cause permanente convient parfaitement à certains profils dynamiques. Pour d'autres, elle s'avère destructrice.
Le système du Talent Pool fonctionne comme une épée de Damoclès. Trois mois pour trouver sa place ou quitter l'entreprise. Le délai est court, la pression intense. Des témoignages pointent un stress important et un sentiment de précarité, surtout dans les équipes nouvellement formées. Le modèle favorise l'innovation, certes. Mais il peut aussi conduire à l'exclusion des profils moins performants ou moins adaptables.
Jérôme Delacroix, expert du management chinois, le dit sans détour :
"Le rendanheyi est un modèle dur, mais juste. Chaque leader d'une micro-entreprise se voit flanqué d'un 'poisson-chat', un second dont chacun sait qu'il prendra sa place si les objectifs ne sont pas atteints."
L'export du modèle se heurte à des obstacles juridiques et culturels majeurs. Les filiales américaines et européennes de Haier reconnaissent que leurs systèmes juridiques sont incompatibles avec Rendanheyi tel qu'il est pratiqué en Chine. Le responsable des opérations russes expliquait qu'il était impossible d'appliquer les mêmes systèmes de rémunération "en raison du droit local et des protections des travailleurs". En Europe, les réglementations du travail rendent impossible une réplication à l'identique. L'acquisition de GE Appliances aux États-Unis en 2016 et de Candy Hoover en Italie en 2019, a forcé Haier à adapter considérablement son modèle. Au Japon, l'échec relatif de l'implantation chez Sanyo, dont la division électroménager a été acquise en 2011, révèle un autre obstacle. Zhang admet que "le manque de mobilité et d'ouverture dans la société japonaise était l'un des obstacles à la mise en œuvre de Rendanheyi."
Derrière le discours sur l'auto-organisation se cache une réalité plus nuancée. Les micro-entreprises de Haier bénéficient d’une autonomie significative dans leur gestion courante et dans le partage des profits issus de leur performance collective. Toutefois, cette autonomie est bornée par le cadre stratégique, les règles et les orientations fixés par le sommet du groupe, qui conserve la main sur les décisions structurelles et stratégiques. Si la redistribution met en avant la reconnaissance de la contribution de chacun et la création de valeur, la transparence réelle sur la détention de parts, l’accès aux dividendes et le processus de gouvernance peuvent s’avérer limités : la propriété est souvent symbolique, et le contrôle stratégique fondamental reste concentré au sein de la direction centrale. Ainsi, la promesse d’autonomie et de partage doit être comprise dans un système où le pouvoir de validation des grandes orientations appartient toujours au sommet du groupe.
La recherche académique indique sans ambiguïté que, bien que les employés puissent détenir des parts de leur micro-entreprise, "ils ne reçoivent aucun dividende et ne savent même pas combien ils possèdent. Le véritable pouvoir stratégique réside dans un leadership vertical fort au sommet de Haier."
Le succès de Haier doit aussi beaucoup au contexte institutionnel chinois. Le gouvernement a activement soutenu l'innovation, sans craindre les effets des licenciements massifs sur l'opinion publique. La structure de propriété a donné à Zhang une liberté de décision considérable. Peu d'entreprises occidentales, soumises à la pression trimestrielle des actionnaires et aux contraintes du droit du travail, pourraient se permettre une telle expérimentation.
Haier reconnaît que son modèle reste "en exploration continue". Cette honnêteté mérite d'être saluée. Elle n'efface cependant pas les interrogations légitimes sur sa transposition dans des contextes culturels, juridiques et sociaux radicalement différents. Un ancien employé le formulait ainsi :
"Pour avancer, il faut oser s'exposer, trouver sa place, et le collectif vous y aide... mais la pression est constante, ce n'est pas pour tous les profils."
Conclusion et ouverture réflexive
Haier ne se contente pas d’optimiser ses processus : elle a osé repenser en profondeur la nature même de l’entreprise, en la transformant en une constellation de “start-ups” internes. Le pari est risqué mais stimulant : l’autonomie peut engendrer un surcroît d’innovation, au prix d’une exigence de responsabilisation élevée et d’une instabilité assumée.
Pour des organisations françaises ou européennes en quête de renouvellement, Haier sert de laboratoire vivant, mais son modèle, s’il inspire, questionne : jusqu’où aller dans la déconstruction des hiérarchies et la diffusion d’un esprit entrepreneurial ? Peut-on vraiment “contractualiser” la confiance et l’engagement ?
Plus qu’une méthode à copier, l’expérience Haier invite à repenser les équilibres fondamentaux du travail, de la gouvernance et de la valeur partagée au sein des entreprises du XXIe siècle[1].
Questions fréquentes
➡️ Quelle est la vision ultime de Zhang Ruimin avec RenDanHeYi ?
Zhang vise une transformation philosophique de l'entreprise elle-même. Son objectif n'est pas simplement d'améliorer la performance mais de « maximiser la valeur humaine » en permettant à chaque individu de réaliser pleinement son potentiel entrepreneurial. Il veut transformer les organisations traditionnelles en « champions de l'évolution des écosystèmes » plutôt qu'en simples entreprises produisant des biens. Dans sa vision, l'entreprise devient une plateforme sans frontières où entrepreneurs internes et externes co-créent continuellement de la valeur pour les utilisateurs. Il cite Peter Drucker, considéré comme un des penseurs majeurs du management moderne : « Dans 25 ans, les organisations traditionnelles ne seront plus pertinentes. La forme organisationnelle actuelle cessera d'exister ». RenDanHeYi incarne cette prophétie : une organisation vivante, évolutive, centrée sur la dignité humaine.
➡️ Quels sont les principes fondamentaux de RenDanHeYi ?
Trois piliers structurent RenDanHeYi : individus auto-dirigés, équipes auto-organisées et écosystèmes auto-évolutifs. Ce modèle abandonne radicalement les hiérarchies pour donner aux employés le pouvoir de décider, innover et créer. Zhang Ruimin parle d'organisation « sans frontières, sans leaders, sans limites ». Concrètement, chaque collaborateur devient entrepreneur avec son propre compte de résultat. L'obsession n'est plus l'obéissance aux managers mais la satisfaction des besoins clients. Les équipes se forment et se dissolvent selon les opportunités du marché. Les plateformes remplacent les départements. L'objectif ultime : maximiser la valeur humaine en libérant le potentiel créatif de chacun dans un environnement où réussite individuelle et collective sont alignées.
➡️ Comment RenDanHeYi transforme-t-il les employés en entrepreneurs ?
Fini les salaires fixes et les descriptions de poste figées. Chez Haier, les employés deviennent de véritables entrepreneurs qui négocient leurs objectifs, recrutent leurs équipes, gèrent leurs budgets et fixent leurs propres rémunérations. Ils soumissionnent pour des opportunités sur un marché interne transparent, doivent convaincre investisseurs et partenaires, et assument les risques de leurs décisions. Si leur microentreprise échoue trois mois consécutifs, ils retournent dans le « Talent Pool » (un vivier de talents) avec trois mois pour rebondir. Cette responsabilisation totale génère motivation et créativité : 50% des microentreprises incubées par Haier réussissent, contre 10% pour les start-ups chinoises classiques. Le message est clair : vous n'êtes plus exécutants mais propriétaires de votre destin professionnel.
➡️ Qu'est-ce qu'une microentreprise (ME) chez Haier ?
Les microentreprises sont les cellules vivantes de Haier. Ces équipes auto-gérées d'entrepreneurs fonctionnent comme de véritables start-ups avec leur propre bilan financier, leur autonomie stratégique et leur liberté opérationnelle. Haier en compte actuellement plus de 4 000. Chaque ME décide de trois choses cruciales : sa stratégie (opportunités à poursuivre, partenariats), ses gens (recrutements, licenciements, rôles) et ses récompenses (salaires, bonus, partage des profits). Elles peuvent embaucher en interne ou en externe, collaborer avec d'autres ME ou des partenaires extérieurs. Si elles échouent à atteindre leurs objectifs, les membres peuvent voter pour remplacer le leader. Cette autonomie radicale crée un environnement où seules les meilleures idées survivent.
➡️ Quelles sont les différences entre microentreprises utilisateurs et microentreprises de support ?
Deux types de ME coexistent dans l'écosystème Haier. Les 200 microentreprises utilisateurs sont en contact direct avec les clients externes : boutiques rurales, franchises dans les centres commerciaux, spécialistes de la réparation, forums en ligne. Leur mission : identifier les problèmes des utilisateurs et créer des solutions. Les 3 800 microentreprises de support (appelées « nœuds » en interne) fournissent les services nécessaires aux ME utilisateurs : design, production, R&D, logistique, ressources humaines, finance. Elles collaborent via des contrats internes plutôt que par relations hiérarchiques. Cette distinction permet à chaque ME de se concentrer sur sa valeur ajoutée spécifique tout en garantissant que toutes restent connectées aux besoins réels des clients.
➡️ Quel est le rôle des plateformes dans le modèle RenDanHeYi ?
Les plateformes jouent le rôle de facilitateurs stratégiques. Elles fournissent soutien, ressources, connaissances et orientation aux microenterprises. Deux catégories existent : les plateformes industrielles regroupent les ME travaillant sur des produits similaires ou complémentaires (électroménager, IoT alimentaire, biomédical) et facilitent l'échange de ressources et technologies. Les plateformes de services partagés offrent des prestations administratives, financières, RH, juridiques ou marketing. Contrairement aux managers traditionnels, les leaders de plateforme n'ont aucune autorité formelle. Ils inspirent et convainquent en démontrant les bénéfices de leurs stratégies. Les ME restent libres de choisir ou rejeter leurs propositions. Cette inversion du pouvoir transforme le management en service plutôt qu'en contrôle.
➡️ Comment fonctionne le cycle de vie d'une microentreprise ?
Une ME peut naître de deux façons. Soit un groupe d'entrepreneurs identifie une opportunité sur le marché et sollicite des investissements auprès des plateformes ou d'autres ME. Soit les leaders de plateforme repèrent une opportunité et l'affichent sur le marché interne pour que les entrepreneurs soumissionnent. Les candidats doivent présenter un plan détaillé expliquant leur méthodologie et leur partage des profits attendu. Une fois créée, la ME évolue : elle peut rester petite, devenir une plateforme elle-même en facilitant plutôt qu'en exécutant, ou même se transformer en entreprise indépendante avec Haier comme actionnaire. Certaines microentreprises issues du modèle RenDanHeYi qui atteignent une valorisation supérieure à un milliard de dollars, deviennent des “licornes”. D'autres échouent et disparaissent, libérant leurs talents pour de nouvelles aventures.
➡️ Qu'est-ce qu'une communauté micro-écosystème (EMC) ?
Les EMC sont des alliances temporaires de microentreprises qui collaborent pour créer une expérience utilisateur intégrée. Chaque EMC comprend deux aspects : l'« Expérience EMC » regroupe les ME en contact direct avec les clients finaux (points de vente, marketing, service après-vente). La « Solution EMC » rassemble les ME qui conçoivent, produisent et transportent les produits. Un leader d'EMC, généralement issu de la ME initiatrice, définit la vision et attire les partenaires internes et externes nécessaires. Depuis février 2019, plus de 400 EMC ont émergé chez Haier. Ces structures flexibles permettent de combiner rapidement les compétences nécessaires pour répondre à un besoin client spécifique, puis de se dissoudre ou se reconfigurer selon l'évolution du marché.
➡️ Comment fonctionne le système d'enchères chez Haier ?
Le marché interne de Haier fonctionne comme une bourse d'opportunités. Les plateformes ou ME leaders publient des “objectifs dan” c’est à dire des cibles de performance que les microentreprises ou plateformes veulent atteindre et pour lesquelles elles organisent un appel d’offres interne. Ces objectifs ou ces opportunités sont définis par une analyse détaillée, un contexte précis des indicateurs de succès et une proposition de partage des gains. Les entrepreneurs ou équipes intéressés soumissionnent en expliquant leur méthodologie, leurs ressources nécessaires et leur part de profits espérée. Les objectifs doivent être ambitieux : généralement 10% supérieurs à la moyenne du marché. Les soumissionnaires présentent des plans concrets. Les meilleurs gagnent le contrat. Ce processus transparent élimine le favoritisme et garantit que les personnes les plus compétentes et motivées obtiennent les opportunités. Les enchères concernent aussi bien les projets que les postes de leadership. Même les dirigeants de ME peuvent être remplacés si deux tiers des membres votent pour un changement.
➡️ Qu'est-ce que le Workbench et à quoi sert-il ?
Le Workbench est la plateforme numérique centrale qui rend possible l'auto-organisation à grande échelle. Développé par l'équipe IT de Haier (400 personnes), cet outil utilise algorithmes, contrats intelligents et blockchain pour orchestrer toute la dynamique de marché interne. Il facilite les enchères, génère automatiquement les contrats EMC après accord des parties, suit la performance en temps réel de chaque ME et entrepreneur, calcule les objectifs basés sur les données du marché, automatise le partage des profits selon les contributions, et rend toutes ces informations transparentes pour chaque participant. Avant le Workbench, ces processus nécessitaient d'innombrables réunions physiques. Maintenant, la coordination se fait de manière fluide et digitale, permettant à 4 000 ME de collaborer efficacement.
➡️ Comment les contrats EMC sont-ils établis ?
Les contrats EMC suivent six étapes structurées. Premièrement, une ME (généralement orientée utilisateur) identifie un besoin client et initie un EMC en définissant les ressources requises et le partage des profits. Deuxièmement, les ME et partenaires externes soumissionnent sur les objectifs compétitifs (benchmarkés contre le marché global). Troisièmement, le leader d'EMC sélectionne les gagnants et le contrat final est signé par toutes les parties. Quatrièmement, l'EMC entre en action avec suivi temps réel via le Workbench. Cinquièmement, renégociations mensuelles possibles selon l'évolution des contributions. Sixièmement, à la fin du cycle, évaluation mutuelle par système d'étoiles et possibilité pour de nouveaux soumissionnaires de remplacer les ME sous-performantes. Ces contrats sont stockés en blockchain, garantissant transparence et immuabilité.
➡️ Comment fonctionne le système de rémunération « Customer-Paid-Salary » ?
Le système révolutionne la logique salariale traditionnelle. Les employés reçoivent un salaire de base minimal. La majeure partie de leur rémunération provient du partage des profits directement lié à la valeur créée pour les clients. Plus le produit est apprécié, plus il se vend, plus le prix peut être élevé, plus les entrepreneurs gagnent. Cette connexion directe élimine la déconnexion typique des entreprises traditionnelles où la rémunération est prédéterminée indépendamment des résultats. Les clients « paient » effectivement les salaires des entrepreneurs par leurs achats. Ce système crée un alignement parfait des intérêts : satisfaire le client devient l'obsession naturelle de chacun puisque c'est la source directe de revenus personnels. Résultat : innovation accélérée et qualité maximale.
➡️ Qu'est-ce que le mécanisme VAM (Value Adjustment Mechanism) ?
Le VAM (Value Adjustment Mechanism) est le moteur de l'hyper-performance chez Haier. Il récompense non pas l'atteinte d'objectifs fixes, mais la création de valeur marginale dépassant les standards du marché. Si le marché vend 1 000 machines et qu'une micro-entreprise en vend 1 100, ces 100 unités supplémentaires génèrent des profits marginaux directement partagés avec l'équipe via des bonus progressifs. À partir de 10% au-dessus de la moyenne, un premier palier s'active ; au-delà de 25%, les récompenses atteignent jusqu'à 50% des profits marginaux. Le Workbench automatise ce calcul via des algorithmes et contrats intelligents, éliminant l'arbitraire et incitant à l'excellence continue plutôt qu'à la conformité.
➡️ Quels sont les quatre types d'objectifs dans le Workbench ?
Le système d'objectifs est hiérarchisé en quatre niveaux. Les « Bottom Line Goals » représentent le minimum acceptable (généralement 70% de la performance moyenne du marché) : les atteindre garantit un salaire de base mais inférieur au marché. Les « Market Average Goals » correspondent à la performance moyenne du secteur : les atteindre donne un salaire conforme au marché. Les « VAM Goals » sont les objectifs que les ME se fixent elles-mêmes, généralement 10% au-dessus du marché : les atteindre active le mécanisme de partage des profits. Les « Leading Goals » sont les objectifs les plus ambitieux (25%+ au-dessus du marché) : les atteindre maximise les récompenses avec des pourcentages de profits partagés très élevés. Cette structure incite à l'ambition tout en protégeant un minimum.
➡️ Que se passe-t-il quand une microentreprise échoue ?
L'échec est géré avec une approche pragmatique mais humaine. Si une ME n'atteint pas ses objectifs trois mois consécutifs, son leader peut être révoqué par un vote à deux tiers des membres. De nouveaux candidats soumissionnent alors pour le leadership avec leurs propres plans. Si l'échec persiste, la ME se dissout. Les entrepreneurs retournent dans le « Talent Pool », un espace de transition où ils reçoivent un salaire de base pendant trois mois maximum. Durant cette période, ils doivent soit rejoindre une ME existante qui les recrute, soit créer une nouvelle ME en trouvant des investisseurs, soit suivre des formations. Après trois mois sans succès, ils quittent Haier. Ce système offre une sécurité temporaire tout en maintenant une pression productive.
➡️ Le modèle RenDanHeYi peut-il être appliqué en dehors de la Chine ?
Absolument, mais Haier adopte une approche non dogmatique remarquable. L'entreprise n'impose jamais RenDanHeYi à ses filiales. Au contraire, elle invite ses subsidiaires à explorer le modèle dans leur propre contexte culturel, à leur propre rythme. Zhang Ruimin insiste : « Nous voulons qu'ils découvrent RenDanHeYi, ses périls et ses bénéfices, par eux-mêmes ». Cette approche respectueuse a produit des transformations réussies en Allemagne (Haier Germany a triplé son chiffre d'affaires), en Europe (Fujitsu Europe a multiplié par trois certaines activités en un an) et chez d'autres partenaires. Chaque organisation adapte les principes fondamentaux (autonomie, connexion client, entrepreneuriat) selon ses réalités locales. Le modèle s'exporte donc, mais comme philosophie adaptable plutôt que comme recette rigide.
➡️ Quels sont les résultats concrets du modèle RenDanHeYi ?
Les chiffres parlent d'eux-mêmes. Entre 2012 et 2018, les revenus du groupe Haier ont bondi de 25,1 à 37,8 milliards de dollars tandis que les profits ont presque quadruplé, passant de 1,3 à 4,7 milliards. Plus impressionnant : le taux de succès des microenterprises incubées atteint 50%, cinq fois supérieur au taux moyen des start-ups chinoises (10%). Haier compte maintenant 30 licornes (entreprises valorisées à plus d'un milliard), 15 introductions en bourse, et 204 ME en phase d'investissement avancé. Chez les filiales transformées, les résultats sont tout aussi spectaculaires : Fujitsu Europe a vu son engagement employé passer de 64% à 73% en un an, son NPS client devenir positif, et certaines activités tripler.
➡️ Quels défis le modèle pose-t-il aux entreprises traditionnelles ?
La transformation exige un bouleversement culturel radical qui heurte de plein fouet les réflexes managériaux. Le défi majeur : accepter de perdre le contrôle hiérarchique. Les managers intermédiaires, habitués à suivre des processus et donner des ordres, doivent apprendre à inspirer et servir plutôt qu'à commander. Beaucoup résistent. Autre défi : accepter qu'un jeune entrepreneur puisse gagner plus que son ancien supérieur si sa contribution est supérieure. Cette inversion des logiques de pouvoir et de statut déstabilise. Enfin, la tolérance au risque doit augmenter drastiquement : donner l'autonomie signifie accepter que certaines décisions ne soient pas celles qu'on aurait prises soi-même. Comme le dit Joo Domingos, un dirigeant de Fujitsu Europe : « J'ai dû me forcer à me taire ».
➡️ Quelle est la vision ultime de Zhang Ruimin avec RenDanHeYi ?
Zhang vise une transformation philosophique de l'entreprise elle-même. Son objectif n'est pas simplement d'améliorer la performance mais de « maximiser la valeur humaine » en permettant à chaque individu de réaliser pleinement son potentiel entrepreneurial. Il veut transformer les organisations traditionnelles en « champions de l'évolution des écosystèmes » plutôt qu'en simples entreprises produisant des biens. Dans sa vision, l'entreprise devient une plateforme sans frontières où entrepreneurs internes et externes co-créent continuellement de la valeur pour les utilisateurs. Il cite Peter Drucker, considéré comme un des penseurs majeurs du management moderne : « Dans 25 ans, les organisations traditionnelles ne seront plus pertinentes. La forme organisationnelle actuelle cessera d'exister ». RenDanHeYi incarne cette prophétie : une organisation vivante, évolutive, centrée sur la dignité humaine.